La question fondamentale dans l’économie de l’immatériel est la suivante : ce qui n’est pas protégé ou ce qui n’est pas protégeable a-t-il de la valeur ?
L’intelligence économique a connu ses lettres de noblesse en France en 1994, avant de subir un certain déclin, pour plusieurs raisons, et puis, comme le phénix, elle est renée de ses cendres, en 2003. fi faut savoir tout d’abord qu’il y a pratiquement autant de définitions de l’intelligence économique que de praticiens. Le député Bernard Carayon, qui a fait un excellent rapport sur le sujet en 2003, a voulu commencer par le définir. Et au bout de 30 ou 50 définitions, il s’est arrêté, épuisé, car chaque fois qu’il rencontrait quelqu’un, on lui proposait une approche nouvelle.
>Déclin des mécanismes de protection
Pour ma part, mes définitions valent ce qu’elles valent. Elles tournent toujours autour de la notion dématérialisée d’information, qui est le sujet de la conférence d’aujourd’hui. Concrètement, on peut définir l’intelligence économique en trois problématiques :
•La première concerne la notion de protection du patrimoine informationnel, qui est le seul point que j’aborderai ici.
•La deuxième traite de la recherche d’information. Et notamment la question de savoir si n’importe qui peut rechercher de l’information sur autrui, qui peut être une personne morale ou une personne physique. Est-ce que ces chercheurs d’information doivent être soumis à un régime spécial ? Une loi, très maladroite dans sa rédaction, a été publiée en 2003 sur le sujet. On se demande même, à sa lecture, si une personne qui fait une enquête terrain pour la Sofres ou qui est bibliothécaire ne devrait pas être agréée par la préfecture…
•La troisième concerne les problèmes d’influence et de désinformation, car l’information peut être souvent retournée. Par exemple, il y a environ dix-huit mois, il y a eu une campagne dans les journaux financiers sur le thème « Ces entreprises qui sont dirigées par des vieillards ». Les dirigeants d’entreprise qui avaient plus de 70-75 ans étaient visés, on entendait : faut qu’ils passent la main, ils ne savent plus gouverner, ils ne sont plus à la mode, etc. » Et puis, 15 jours après cette campagne, on a pu lire : « Tel laboratoire pharmaceutique est dirigé par M. Untel, 80 ans. » La difficulté avec l’économie de l’immatériel est que vous avez deux informations parfaitement véridiques, mais qui, mises bout-à-bout, aboutissent à un raisonnement négatif, qui en l’occurrence a déstabilisé l’entreprise en question. Pour revenir à la protection du patrimoine, on peut se demander si les mécanismes classiques de protection de la propriété intellectuelle sont adaptés à l’économie de l’immatériel.
Traditionnellement on considère que le brevet donne un droit privatif, pour récompenser et inciter à la créativité. Or le système semble battu en brèche dans plusieurs cas. Avec l’économie de l’immatériel se sont créés de multiples services de libre circulation, du type Wikipedia. En termes d’incitation à la création, l’approche est très nouvelle, puisque le moteur de la créativité n’est plus la protection, mais son partage. Et je pourrais citer de nombreux exemples du même type.
Un second problème concerne l’articulation de la protection avec le droit de la concurrence. L’économie de libre circulation des marchandises n’est-elle pas freinée par la propriété intellectuelle ? Regardez les différends de Microsoft avec la Commission européenne. Il y a aussi un aspect éthique, par exemple, dans le cas des médica¬ments contre le sida. Certains pays d’Amérique du Sud ont ouvertement déclaré contrefaire des médicaments qui permettent de sauver des vies humaines.
> Valoriser le patrimoine informationnel
Les démarches d’intelligence économique peuvent permettre de mieux appréhender ce problème de protection et donc de valorisation de l’immatériel.
Je vous propose donc d’aborder deux thèmes : celui du potentiel scientifique et économique de la France ; celui du secret des affaires.
Tout d’abord, le potentiel scientifique et économique de la France. Plusieurs textes, relativement récents – ils ont tous moins de cinq ans, correspondent à l’effort de la France d’adapter sa législation à l’économie de l’information et de l’immatériel. Prenons les textes sur l’espionnage, articles 411-6 et 410-1 du Code pénal.
Ce dernier article définit les intérêts fondamentaux de la nation. On y évoque des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel. On voit qu’une nouvelle notion d’économie de l’immatériel commence à apparaître, mais que celle-ci est déconnectée de tout ce que l’on connaît en matière de propriété intellectuelle. Cette notion de potentiel scientifique de la France est citée dans de nombreux autres textes.
Vous avez ce qu’on appelle les « interceptions de sécurité », c’est-à-dire la possibilité de procéder soit à des écoutes téléphoniques, soit des contrôles d’e-mails, sans autorisation judiciaire pour des raisons de sécurité. Ainsi, il est possible d’ « écouter » pour protéger les éléments du patrimoine scientifique. Puis, plus récemment, il y a moins d’un an, le code des marchés publics a prévu que l’on peut déroger aux règles sacro-saintes du marché public si l’appel d’offres porte atteinte au potentiel scientifique et économique de la France. On voit que l’immatériel surgit mais le juriste que je suis est dans une énorme perplexité, car enfin : qu’est-ce que le potentiel scientifique et économique de la France ? Et comment peut-on appliquer ces textes ?
> De la valeur du secret
J’en arrive à mon second point sur la protection du patrimoine immatériel : celui du secret des affaires. Il faut prendre la notion de secret des affaires dans son acception la plus large possible, c’est-à-dire de droit de divulguer et d’organiser la diffusion d’une information gardée jusque-là secrète.
Prenons un premier exemple : comment protéger une information en panant du principe qu’elle n’est pas protégeable par les modes de protection que l’on connaît déjà ? Par exemple, je note sur mon agenda que je pars en Ouzbékistan ou ailleurs. À mon grand regret, cette information n’intéresse pas grand monde. Mais si cette information figure sur l’agenda du P-DG de Saint-Gobain, de Total ou de France Télécom, elle devient éminemment stratégique.
Donc, comment protéger une information dont la valeur varie en fonction d’un contexte subjectif ? La loi doit être objective, mais en ce qui concerne l’information, et c’est le propre de l’économie de l’immatériel, dans telle entreprise elle ne vaudra rien et dans telle autre elle aura beaucoup de valeur.
Deuxième exemple. Prenons un fichier clientèle : dans certaines entreprises, il aura une valeur extrêmement importante, en revanche si je travaille dans le nucléaire en France, les clients sont connus Areva, EDF… Mon fichier est boudé et n’a pas de valeur. Toute la difficulté en termes de valorisation est donc de savoir ce que l’on doit protéger.
Les Américains ont réfléchi à cette question bien avant nous. Une loi a été adoptée en 1996, l’Economic Espionage Act, que l’on appelle aussi le Cohen Act », Pragmatiques, ils ont estimé que du moment où l’entreprise investit pour protéger son information, celle-ci a de la valeur.
Les Américains ont donc adopté cette loi qui était censée protéger les entreprises américaines contre les prédateurs étrangers, notamment contre le vol d’informations. Et maintenant, dix ans après, quel bilan ?
Le bilan est déconcertant, car en fait, ce sont surtout les entreprises américaines qui ont utilisé ces dispositions pour s’attaquer entre elles. En réalité, peu d’entreprises étrangères ont été poursuivies à ce titre.
Et la France dans tout cela ? Une proposition de loi similaire, pour protéger les informations économiques, a été déposée par Bernard Carayon en 2004. Elle fonctionne selon le même principe que la loi américaine si l’entreprise investit, elle a droit a des sanctions pénales si des informations protégées sont divulguées. Avec cependant quelque modération : bien évidemment, sont exclues de la protection les informations qui sont déjà dans le domaine public. Il y a aussi la nécessité de consulter le comité d’entreprise sur la mise en place des systèmes de protection. L’idée généreuse étant d’associer les forces vives de l’entreprise au système de protection. D’autres textes sur le droit du travail imposent également de consulter les représentants du personnel. Le législateur a donc voulu éviter une contradiction des lois.
En conclusion, je pense que c’est en répondant à la question préalable – comment protège-t-on une information ? – que l’on saura comment la valoriser. Ce qui donnera lieu, peut-être, à des investissements substantiels dans les entreprises par des fonds d’investissement. <